Avant de remettre en marche l’histoire du peuple d’Israel, Moché réunit le peuple, tout entier:
« Moïse convoqua toute la communauté des enfants d’Israël et leur dit: « Voici les choses que l’Éternel a ordonné d’observer. » (Chemot XXXV, 1)
Ce grand rassemblement est plutôt rare. L’enseignement des préceptes divins se fait d’ordinaire par un procédé de transmission moins imposant. C’est donc que le moment est particulier. Quelle annonce sera faite en si grandes pompes?
« Pendant six jours on travaillera, mais au septième vous aurez une solennité sainte, un chômage absolu en l’honneur de l’Éternel; quiconque travaillera en ce jour sera mis à mort. Vous ne ferez point de feu dans aucune de vos demeures en ce jour de repos. » Moïse parla en ces termes à toute la communauté d’Israël: « Voici ce que l’Éternel m’a ordonné de vous dire: ‘Prélevez sur vos biens une offrande pour l’Éternel; que tout homme de bonne volonté l’apporte, ce tribut du Seigneur: de l’or, de l’argent et du cuivre… » (Chemot XXXV, 2-5)
On comprend bien que Moché, après le Veau d’Or, a besoin de rassembler tout le peuple pour annoncer solennellement le projet du Michkan; pourquoi est-il nécessaire qu’il leur rappelle d’abord la mitsva du Chabbat, alors même qu’elle leur a déjà été donnée à Mara, puis au Sinaï, et encore la semaine dernière à Ki Tissa, juste après toutes les instructions divines concernant la construction du Michkan? Quel lien entre le Michkan et Chabbat? Entre le Hakhel, le Grand Rassemblement et ces deux Mitsvot? Et, puisque cela s’inscrit immédiatement après le Veau d’Or, en quoi ces deux notions sont-elles des réparations ou des antidotes à la tentation de la Faute?
J’aimerais partager avec vous quelques uns des éclairages que j’ai lus sur cette question….
D’abord, l’explication de Rabbi Haim Benattar. Né à Salé au Maroc en 1696, il est l’auteur du Or ha’Haïm, un commentaire sur la Torah fondé en partie sur la Kabbala. Voici sa lecture de nos versets: se fondant sur une assertion des Sages du Talmud (Horayot, 8,a) considérant que celui qui pratique l’idolâtrie c’est comme s’il reniait toute la Torah, « les enfants d’Israel devaient désormais « réparer », faire un Tikkoun des 613 commandements puisqu’ils les avaient tous altérés, ce qui est une chose difficile à comprendre, mais c’est pourquoi vient la mitsva du Chabbat, au sujet de laquelle les Sages disent (Chemot Rabba, 25) qu’elle équivaut à toute la Torah; et ainsi ils répareront le fait qu’ils ont porté atteinte à toute la Torah. (…) D.ieu ordonne ainsi de faire un Tikkoun du passé afin qu’ils soient aptes à ce qu’Il réside parmi eux; par la Mitsva du Chabbat qui équivaut à toute la Torah s’effectue la Réparation de la faute de l’idolâtrie » (qu’est le Veau d’Or ).
En préambule à la mise en oeuvre du Michkan, il fallait donc que soit réitéré l’ordre du Chabbat, une manière de réparer le passé et de faire en sorte que la finalité de la construction du Michkan, le fait de faire résider D.ieu en eux, puisse se réaliser…
On imagine bien que le drame du Veau d’Or avait laissé le peuple en état de choc. Si l’arrivée au Sinaï s’était faite dans l’union la plus totale, « comme un seul homme avec un seul coeur » avait dit Rashi, les conséquences de la faute ont fragilisé le peuple et le laissent un peu perdu et désuni. Entre ceux qui ont entraîné les autres dans la chute, la tribu de Lévi qui a été le bras armé de Moché pour punir les fauteurs, ceux qui ont perdu des proches, on pense bien qu’ils ne sont plus tout à fait « un seul homme ». Mais pour réaliser le Michkan, il faut retrouver cet état d’esprit. C’est ainsi que le Keli Yakar, Rabbi Chlomo Ephraïm de Luntschitz qui vécut au XVIème siècle, explique la nécessité du Hakhel: « Le Hakhel avait pour but de faire régner la paix entre eux. (…) Puisqu’il voulait les instruire de la construction du Michkan et que tous y soient associés, il fallait qu’il les mette tous au même niveau; c’est pourquoi il a eu besoin de les rassembler afin qu’ils soient un seul groupe (…) ». C’est à cette condition qu’ils pourront résider en un seul lieu, c’est à dire dans le Michkan commun. Le Kli Yakar cite Rabbi Its’hak Arama, un commentateur espagnol qui l’a précédé, pour qui l’idée de l’union se retrouve dans la suite des versets, lorsqu’est rappelée, parmi tous les travaux interdits le Chabbat précisément l’interdiction d’allumer le feu: « qu’ils n’allument pas le feu de la dispute le Chabbat; puisque le Chabbat ils ne travaillent pas et que le risque de la discorde est accru par l’inactivité et les bavardages futiles. C’est la raison pour laquelle Moché les a réunis afin qu’ils soient unis par l’obligation de ne pas « allumer le feu ».
On a donc le Hakhel, le Chabbat et le Michkan; trois concepts qui se trouvent liés et interdépendants: l’union précède et est la finalité de tout cela. Elle est la condition sine qua non pour que le Michkan soit construit et remplisse sa mission: par l’union de la volonté de chacun dans le peuple, par la participation de tous, cet édifice devient le point de rencontre avec le divin.
Mais le Michkan seul ne peut établir l’unité. Le Chabbat a prépondérance. C’est ce que le Sfat Emet, Rabbi Yehuda Aryeh Leib Alter de Gour (Pologne, 1847-1905) exprime ainsi: « D.ieu fait précéder le Michkan du Chabbat car le Michkan est une émanation de toute la communauté (…). Et le rassemblement, la communauté, c’est le Chabbat. C’est en leur parlant du Chabbat qu’il les réunit». Le Rav Eyal Vered, Rabbin à Péta’h Tikva, est auteur d’un récent ouvrage sur les explications du Sfat Emet sur la Paracha, et il revient sur ce passage en faisant remarquer justement que le projet du Michkan a fait intervenir de très nombreux participants. Artisans et volontaires, tous travaillaient d’arrache pied, chacun s’évertuant à réaliser sa tâche. Et il aurait suffit que chacun dévie d’un petit millimètre par rapport aux plans, qu’il cherche imprimer sa patte personnelle pour que le montage final soit rendu impossible.
Moché les a tous rassemblés parce que le Michkan a été construit grâce à la force de l’ensemble. Toute la communauté le construit, mais pas de manière centralisée ni dictatoriale. Bien au contraire, nombreux sont ceux qui y oeuvrent. Mais tous dirigent leur coeur vers un seul endroit et un seul but: faire à D.ieu une demeure ici-bas. »
C’est pourquoi le Chabbat est évoqué juste là: ils doivent emporter le Chabbat dans le Michkan. Le Chabbat a pour objet l’unité, le rassemblement, l’union, l’élévation générale. Si l’on adopte ces valeurs et qu’on les implémente dans le temps où l’on oeuvre, alors nous ne sommes plus chacun dans son travail, dans sa vie, dans son projet, dans son univers mais plutôt dans le souci de la construction d’une société harmonieuse dans laquelle toutes les pièces que nous construisons chacun de son côté s’emboitent parfaitement entre elles…
Le Chabbat donne donc le ton de toute la construction de notre vie. Il incarne la sainteté dans le temps, l’espace que nous dédions à D.ieu dans la dimension du temps. Le Michkan, c’est la sainteté dans l’espace, un espace dédié au Saint. Ce qui est interessant, c’est que le Chabbat arrête la construction du Michkan: l’édifice qui abrite le projet est important; mais les valeurs qui régiront ce lieu sont bien plus importantes et c’est le Chabbat qui les porte…
La semaine dernière, dans Ki Tissa où Chabbat était déjà évoqué, Rashi expliquait: « Bien que vous poursuiviez votre travail avec empressement et zèle, ne « repoussez » pas le Chabbat à cause de lui. » Le Rav Abraham Weingort relève dans ce Rashi les termes d’ « empressement et zèle » la Zrizout, une qualité nécessaire pour accomplir les ordres divins. Mais fait-il remarquer, le zèle religieux peut parfois devenir un danger lorsqu’il devient la valeur ultime à l’aune de laquelle tout est jaugé. Alors la Torah met en garde: le Chabbat, est plus puissant que tout! Il marque un temps d’arrêt. Il oblige à une pause, même au milieu de la mission la plus sacrée, justement pour réinterroger nos valeurs et ajuster notre attitude à chaque instant. Pour que le zèle ne devienne pas destructeur et que les fondamentaux ne soient pas sacrifiés sur l’autel du sacré. Peut-être justement pour ne pas confondre le saint, la Kedoucha du judaïsme et le sacré qui parfois, devient violent.
En fait, le message fort ici, c’est qu’aucun projet, le plus saint et le plus divin soit-il, ne l’emporte sur les valeurs du Chabbat. Sur ce rappel qui est fait d’où nous venons, et où nous allons. Et avec qui nous cheminons. Qui que nous soyons, peut importe le rôle que nous jouons dans la société et l’imprtance de notre oeuvre, le Chabbat rassemble, pacifie et met tout le monde sur un même pied d’égalité. Les serviteurs et les maîtres, les enfants et les adultes, les patrons et les employés, même mes animaux… La transcendance du Chabbat annule toutes les différences et rétablit chacun dans une intégrité qui lui permet de se sentir entier, mais faisant partie d’un tout.
Cet état-d’esprit, il n’y a que le Chabbat qui peut le donner. Et c’est pourquoi il est mis avant même le Michkan…
La semaine dernière, Israel a rejoint les puissances spatiales en envoyant le module Beresheet vers la Lune. Cette performance technique s’accompagne, comme d’habitude dans le Judaïsme, de questions de Hala’ha. C’est le Rav Shragga Dahan qui a été en charge de la partie hil’hatique de ce projet. Ainsi s’est posée la question de l’intervention sur le module pendant Chabbat en cas de déviation de la trajectoire. Le Rav Its’hak Yossef, Grand-Rabbin Séfarade d’Israel, a même publié un responsum dans lequel il analyse et donne les modalités d’intervention en cas de force majeure…
Voilà comment, dans la conquête de l’espace, où chaque millimètre compte, comme pour le Michkan, la question du Chabbat, cet espace-temps qui donne son sens au tout, continue de nous interroger sur notre échelle de valeurs…
