Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

Rahel et Léa: la fraternité au féminin…

R

Sororité?

Comment dit-on fraternité au féminin? Si vous avez une réponse claire à cette question, je serai heureuse de la recevoir…

Pour ma part, j’ai bien pensé que ce pouvait être le terme « sororité » qui exprimerait ce concept pour des femmes, mais il semblerait qu’il renvoie à une acception différente de celle que recouvre cette valeur au masculin. 

Si le Larousse définit la sororité comme une attitude de solidarité féminine, ce terme reste peu usité, ou alors, par certains mouvements féministes qui ont cherché à l’imposer dans les années 70 comme l’équivalent féminin de « fraternité » sans que cela prenne vraiment. On l’emploie parfois en référence aux Sororities, ces confréries d’étudiantes américaines parallèles aux Fraternities masculines… 

Alors à défaut d’un mot précis, je me dis que l’on pourrait illustrer la fraternité au féminin par une histoire. Celle de deux sœurs qui vont tout partager. Jusqu’à leur mari et leurs enfants. Mais revenons au début de l’histoire…

Nous sommes, depuis Berechit, dans des histoires de famille où il est question à chaque fois de fraternité. Cain et Hevel, Its’hak et Ichmael, Yaacov et Essav ne parviennent pas à « résoudre l’équation de fraternité » pour reprendre l’expression de Manitou.

Pourtant, il semble que c’est l’issue de ce challenge qui conditionne la suite de l’Histoire. Et à chaque tentative, le spectre de ceux qui vont pouvoir assurer la mission d’Hachem face à l’humanité, c’est à dire Le faire connaître de tous, se réduit… 

Nous avons été témoins de plusieurs tentatives malheureuses. La dernière en date, celle qui devait permettre à Yaacov et Essav de se partager les rôles, l’un assurant l’aspect spirituel du monde et l’autre, son côté matériel, s’est soldée par un échec dès lors que Essav a « méprisé le droit d’aînesse » (Berechit XXV, 34) et les responsabilités qui allaient avec. Et les deux frères sont séparés par un abime d’incompréhension alors qu’Essav a décidé de tuer Yaacov dès que l’occasion se présentera…

Ce n’est donc pas encore là que la fraternité pourra acquérir ses lettres de noblesse. 

Pourtant, le salut viendra de là où on ne l’attend pas.

C’est l’histoire de deux soeurs…

Yaacov, sur le conseil de ses parents s’en va à Haran. D’abord bien sûr pour échapper à la vindicte fraternelle. Mais aussi, et c’est d’ailleurs la raison officielle de son départ, pour chercher une épouse. Comme son père, il ne peut épouser une fille de Canaan, et il va donc dans la famille de sa mère pour trouver une femme digne de l’épauler dans sa mission et d’être la mère du peuple qu’Hachem a choisi pour conclure avec lui Son alliance…

On a tous été bercés par la belle histoire de la rencontre de Yaacov et Ra’hel autour du puits. Mais au-delà du romantisme de la scène, il nous faut en avoir une lecture plus profonde: ce ne sont pas juste un homme et une femme qui se rencontrent mais bien les patriarche et matriarche du peuple d’Israël. La Torah ne prendrait pas la peine de nous raconter la petite histoire, si jolie soit elle, si elle ne nous éclairait sur la grande Histoire… 

Alors Rahel, c’est d’abord la première femme qui se rencontre. Rav Elie Ebidia note justement que jusque là, les couples se forment sans que la rencontre en elle-même soit fondatrice de leur identité. Hava est présentée à Adam après une sorte d’anesthésie générale qui a permis de la prélever de lui-même, et il reconnaît en elle une part de lui. Sarah et Avraham nous apparaissent tout de suite comme un couple, il émergent ensemble sur la scène de l’histoire. Rivka est présentée à Its’hak par le Chad’han, le Marieur Eliezer. Mais Yaacov et Rahel, c’est une autre histoire. C’est une rencontre qui nous est racontée comme un coup de foudre. Il l’aime immédiatement, il a conscience que c’est son alter ego. Mais, et c’est flagrant quand on lit le texte, ce n’est pas une histoire de conte de fée… En même temps qu’il a cette révélation, Yaacov a aussi celle de la suite de l’histoire. Et il pleure. On pourrait penser que ce sont des larmes de joie. Mais les commentateurs nous disent que ce sont des larmes de tristesse: il sait, à ce moment là, qu’il ne sera pas enterré à ses côtés. Ce qui signifie que leur vie ne sera pas un long fleuve tranquille, et qu’ils seront séparés…

C’est avec cette conscience de leur rôle que Yaacov et Rahel s’engagent l’un envers l’autre. Yaacov sait par prophétie, depuis qu’il a rêvé de la fameuse échelle, qu’il sera le père des 12 tribus d’Israel. Et qui mieux que Rahel pour l’accompagner dans cette construction? 

Le Texte nous précise que Rahel était « belle de caractère et belle d’apparence » (Berchit XXIX, 17). Son extérieur reflétait son intériorité. Pour elle, il n’y avait pas de frontière entre le monde des idées et de la spiritualité et celui de la vie matérielle. Rahel est bergère, elle est en contact avec le monde extérieur, et elle a une vision optimiste de la vie. Elle pense qu’il y a une continuité entre les domaines. Yaacov qui, naturellement, était un homme d’esprit, avait dû reprendre à son compte la part du travail matériel destiné au divin qu’Essav n’avait pas voulu assumer. Rahel est justement capable de faire la jonction entre les deux univers. Cela devrait être une qualité essentielle pour être la mère des 12 tribus d’Israel…

Mais, et c’est là que l’histoire se corse, il y a une autre protagoniste dans cette affaire. Si Yaacov a un frère jumeau et qu’il y a eu à régler la question de la répartition des rôles comme nous l’avons vu, Rahel aussi a une sœur. Le verset s’empresse d’ailleurs de nous le signaler en précisant que « Léa avait les yeux faibles et Rahel était belle de caractère et belle d’apparence» (Béréchit, XXIX, 17). Il va de soi que la Torah ne veut pas nous dire que Léa était laide, ce n’est pas son habitude de décrire négativement une personne qui n’a rien fait de mal… Et les Sages donnent de nombreuses interprétations de cette description. Je voudrait en retenir deux. La première s’attache au fait que le Texte nous parle ici des « yeux », d’un regard, d’une vision qui n’est pas la même chez les deux soeurs: Rahel a une vision du monde qui lie l’intérieur et l’extérieur. Quant à Léa, elle n’est que vision. Elle est habitée par une vision du monde idéaliste, et puisque le monde n’est pas à la hauteur de ce qu’il devrait être, elle en est triste. Et elle en pleure. Elle pleure, nous dit la deuxième explication de nos Sages, car depuis toujours, les gens disent que puisque Lavan et sa sœur Rivka ont respectivement deux filles et deux fils, la première épousera l’aîné et la seconde, le cadet. Et puisque tout le monde raconte à quel point Essav se comporte mal, elle est malheureuse de s’imaginer mariée avec lui…

Donc Yaacov et Rahel se rencontrent et sont convaincus qu’ils fonderont un foyer, le foyer du peuple juif à venir. Et comme ils savent que Lavan est capable de tous les coups, ils mettent au point une stratégie pour être bien sûrs d’être mariés l’un à l’autre, en se confiant des codes de reconnaissance. Évidemment, quand le mariage arrive, c’est Léa que Lavan veut marier, et le Midrash nous raconte que Rahel, ayant pitié de sa sœur qui risque d’être humiliée en public lui confie les signes et va même jusqu’à se cacher dans la chambre nuptiale pour répondre aux questions à la place de sa sœur et que celle-ci ne soit pas découverte à cause de sa voix… Léa vit donc le rêve de Rahel à la place de celle-ci et avec son aide, et on préfère ne pas imaginer la souffrance que cela a dû être pour Rahel. On connaît la suite, le lendemain matin Yaacov découvre la supercherie, s’en émeut auprès de Lavan qui lui propose de travailler encore sept ans et d’épouser aussi Rahel…

Cet épisode délicat de l’histoire de nos ancêtres soulève beaucoup de questions, et en vrac, je dirais: pourquoi Léa a été complice de cette histoire? Pourquoi n’a t-elle pas révélé la tromperie de son père à Yaacov? Et n’imaginait-elle pas que même si elle arrivait à passer le cap de la nuit de noce, elle risquait d’en payer le prix en étant détestée par son mari (ce qui s’avéra être le cas assez longtemps par la suite)? Et pourquoi Yaacov, malgré sa contrariété, ne décida pas d’annuler le mariage pour cause de tromperie sur la personne? Pourquoi entérina-t-il quand même cette union? 

Mais la question la plus fondamentale, c’est: qu’est-ce qui a pris à Rahel? Pourquoi, alors qu’avec Yaacov ils avaient précisément envisagé ce cas et mis au point une parade, elle décide soudainement qu’elle ne peut laisser sa sœur se faire humilier? N’avaient-ils pas pensé que c’est ce qui se passerait si Léa était démasquée grâce à leurs codes?! 

Nous, nous lisons l’histoire en en connaissant la fin. Mais si nous posions un regard vierge sur tout cela, nous pourrions mesurer à quel point les deux sœurs prennent un risque énorme. En fait, celui de tout perdre. Parce que Yaacov aurait pu, en découvrant tout ça, décider de rester uniquement avec Léa. Ou encore, de les laisser les deux et de quitter ce drôle de tandem qui semble s’être joué, même à leur corps défendant, de lui?! 

Qu’est-ce qui fait donc que les choses aient pris cette tournure? En réalité, le texte ne nous dit pas grand chose. Mais, à travers des versets de Jérémie et leur développement par le Midrash, nous comprenons ce qui a motivé cette volte face de Rahel et le rôle que Léa a joué…

Une vision à long terme

Au moment où le premier Temple fut détruit, tous les ancêtres du peuple d’Israel intercédèrent auprès de D.ieu pour plaider la cause de leurs enfants. Mais, nous dit le Midrash, D.ieu les fit tous taire. Jusqu’à ce que Rahel prenne la parole pour faire un plaidoyer décisif:

Ainsi parle D.ieu: « Une voix retentit dans Rama, une voix plaintive, d’amers sanglots. C’est Rachel qui pleure ses enfants, qui ne veut pas se laisser consoler de ses fils perdus! Or, dit D.ieu, que ta voix cesse de gémir et tes yeux de pleurer, car il y aura une compensation à tes efforts, dit l’Eternel, ils reviendront du pays de l’ennemi. Oui, il y a de l’espoir pour ton avenir, dit le Seigneur: tes enfants rentreront dans leur domaine.

Jeremie, XXXI, 14-16

Rahel pleure pour SES enfants. Elle qui n’a finalement donné naissance qu’à 2 des 12 fils de Yaacov est considérée comme LA mère de tout le peuple. C’est cet argument qui fait mouche: en donnant les signes à sa sœur, elle lui a donné les clés de la maison de Yaacov. C’est elle la maîtresse de maison, c’est elle qui lui a ouvert la porte, c’est elle qui a permis de faire que le peuple d’Israel naisse. Mais ne pouvait elle pas en être l’unique génitrice? C’est ce qu’elle a pensé au départ. Avec Yaacov, ils se sont dit qu’ils seraient les parents du peuple d’Hachem. Mais au moment fatidique du mariage, quand Lavan prépare Léa a sa place, Rahel comprend que ce peuple ne peut se construire sur la souffrance et l’humiliation de sa sœur. Elle comprend que si les choses se profilent ainsi, c’est que Yaacov et elle ont peut être mal compris et que Léa a un rôle à jouer. 

D’abord, parce que si Yaacov a dû prendre la part d’Essav, il doit aussi prendre l’épouse qui va avec le rôle que son frère a laisse échoir…

Et ensuite, parce que dans la vision à long terme qu’est celle de nos ancêtres, le peuple d’Israel doit rester uni. Rahel sait par prophétie que le peuple qui sortira de Yaacov connaîtra des séparations et des dispersions, et c’est pourquoi il faut qu’il soit issu d’une diversité de matrices qui sont unies au-delà de tout, que son identité ait une source unique et multiple à la fois. C’est grâce à cette donnée essentielle que leurs descendants auront un potentiel de réunion. C’est ce que développe longuement le Maharal dans Netsa’h Israël à propos du Midrash sur Jérémie et la pertinence de l’argumentaire de Rahel en faveur de ses enfants:

Ce Midrash semble difficile: parce que Rahel a accepté son sort avec amour et n’a pas humilié sa soeur il faudrait que D.ieu pardonne à Israël qui pratique l’idolâtrie?

Mais il faut comprendre le sujet ainsi: Rahel savait que Yaacov n’était pas destiné à n’avoir qu’une seule femme. Parce que s’il n’avait qu’une épouse, sa descendance constituerait 12 tribus qui seraient inséparables, et il n’est pas de ce monde qu’Israel ne forme qu’une entité unique.

Rahel savait bien qu’elle était l’épouse principale de Yaacov. Elle savait aussi qu’il était impossible que Yaacov n’ait qu’une seule épouse. Parce que le monde n’en était pas digne.

Maharal, Netsa’h Israel, chap. 1 et 34

Cela, ce sont ces deux sœurs, Lea et Rahel qui le réalisent. Celle qui a une vision d’idéal et celle qui est capable de voir en tout le potentiel de réalisation de cet idéal. Celle qui représente le ‘Alma Deitgalia, le monde dévoilé, le monde présent et matériel et celle qui représente le ‘Alma Déitkassia, le monde caché, idéal, à venir (Rav Abraham Its’hak Hacohen Kook, Orot Hakodech, III, p. 125). Celle qui sera enterrée sur la route, comme garantie d’un potentiel de Retour et de réunification et celle qui sera au fond de la grotte de Makhpela. 

Rahel et Léa se sont oubliées pour servir le projet d’Hachem. Rahel en ouvrant la porte de la maison de Yaacov à Léa. Et Léa qui, plus tard, acceptera de renoncer à un fils supplémentaire pour en donner la maternité à Rahel. 

Voilà pourquoi Yaacov a accepté et entériné cette situation. Il a validé ce que Rahel et Léa ont compris et ce pour quoi elles ont été prêtes à tout risquer, dans un véritable élan conjugué de Messirout Nefech, de don de soi total…

Voilà pourquoi le Peuple d’Israel est appelé « les enfants » de Rahel. Elle seule aura les arguments pour plaider en faveur d’une fin heureuse… 

Voilà  pourquoi, quand Ruth, l’ancêtre de Machiah, se mariera avec Boaz, on la bénit en souhaitant à son mari: « Que l’Eternel rende l’épouse qui va entrer dans ta maison semblable à Rachel et à Léa, qui ont édifié à elles deux la maison d’Israël! Toi-même, puisses-tu prospérer à Efrata et illustrer ton nom à Bethléem! » (Ruth, IV, 11). Et précisément à Bethlehem, là où est enterrée Rahel avec tout le symbole que cela représente…

Parce que si jusque là, les hommes n’avaient pas réussi à réaliser la fraternité qui permettait de faire naître le peuple d’Hachem, ces deux sœurs ont pour la première fois montré qu’une fratrie pouvait œuvrer de concert pour la bonne cause. Et c’est finalement grâce à leur exemple que leurs fils, en dépit de graves tiraillements, finiront par se retrouver pour résoudre cette équation de fraternité que le monde attendait depuis sa Genèse.

Dans le monde de la dualité, les deux soeurs ont transcendé leur individualité pour que l’union soir toujours possible, en dépit de la multiplicité…

Alors comment dit-on fraternité au féminin? Les linguistes en débattront certainement encore longtemps, mais pour nous, Rahel et Léa transcendent les genres pour incarner cette valeur et l’instiller dans le genre humain… quel que soit son genre! Ou peut-être qu’au fond, fraternité est une valeur féminine qui n’a pas son féminin? 

(Je me suis grandement inspirée pour ces lignes d’un cours de la Rabbanit Naama Etrog que j’ai entendu pendant les Journées d’Etudes du Tanakh en juillet 2018 à Guivat Chemouel et d’un cours de Rav Elie Ebidia sur Rahel et Léa) 

A propos...

Sarah Weizman

3 commentaire(s)

  • Coucou Sarah et merci pour ce moment de lecture fort intéressant et si clair. Quelle abnégation de la part de Rahel. Moi qui suis une jumelle (et en plus une Rahel !!) je ne suis pas sûre que j en aurai été capable !! Quelle force !!! Mais si elle ne l avait pas fait serions nous là aujourd’hui ?? 😉 Chabat shalom. Grosses bises 😘😘 Sylvie

  • Sarah
    Le contenu et la présentation sont extraordinaires.
    C’est la première fois que je te lis. Bien que je ne sois pas surprise par la qualité, je tiens à te féliciter et te remercier.
    D’une grande profondeur et d’une immense clarté et fluidité.
    Yecher koa’h !
    Sterna.

Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

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