Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

Ki Tissa / De Falaise à Melun, de Châlons à Avignon: ceux qui comptent et ce qui compte…

K

Des chiffres… C’est ce dont on a besoin pour évaluer les situations. Chiffres de l’économie, chiffres de la population, chiffres des sondages. Chiffres des actes antisémites. 

Cette semaine, il a beaucoup été question de chiffres. Qui ne sont pas rassurants. Une augmentations des actes antisémites de 74%. Dans les faits, ça donne moins d’attaques que certaines des années précédentes, mais c’est dramatiquement haut. Donc manifestations de soutien, indignation, débats sans fin, déclarations, décisions politiques… 

Ce ne sera pas mon propos ici d’analyser cette question, et d’ailleurs j’ai bien l’impression que nous sommes plutôt sans voix face à tant de haine… 

Mais puisqu’il est question de chiffres, alors nous pouvons aussi nous intéresser à un autre compte de notre semaine, et c’est le recensement que D.ieu ordonne à Moché d’effectuer au début de notre Paracha…. 

« L’Éternel parla à Moïse en ces termes: Quand tu feras le dénombrement général des enfants d’Israël, chacun d’eux paiera au Seigneur le rachat de sa personne lors du dénombrement, afin qu’il n’y ait point de mortalité parmi eux à cause de cette opération. » (Chemot XXX, 11-12)

D.ieu demande à Moché de compter les Enfants d’Israël. Mais pour ce faire, il ne devra pas procéder comme pour un recensement classique: chacun donnera une pièce d’1/2 sicle, et en additionnant la somme des dons, on connaitra le compte exact. 

Bien évidemment, cette disposition intrigue les commentateurs, et particulièrement du fait de la raison invoquée pour l’expliquer: « Afin qu’il n’y ait point de mortalité parmi eux à cause de cette opération »… Comme si dénombrer risquait de porter malheur… 

Alors Rashi, notre commentateur champenois, l’explique ainsi: « Car un recensement est assujetti au « mauvais œil », et la peste vient à éclater, comme nous le verrons à l’époque de David (II Chemouel 24, 10 à 15). » Ce qui nous intrigue encore plus… 

L’an dernier, je m’étais déjà posé sur cette question:  http://www.sarahweizman.com/2018/03/02/ki-tissa-esther-le-mauvais-oeil-et-instagram puisque le problème du Ayin Hara, du mauvais oeil, semblait être récurrent chez Rashi dans cette Paracha… 

Cette année, c’est un autre éclairage que je voudrais partager avec vous; une analyse que je trouve brûlante d’actualité en ces temps curieux… C’est le Grand Rabbin Jonathan Sacks (encore une fois!) qui, se posant la question de savoir « comment on compte les juifs?  » et outre les commentaires classiques, revient sur l’idée du recensement. Le recensement est nécessaire pour les autorités d’un pays afin de mesurer la vitalité et l’état de sa population, sa puissance militaire ou financière. Le nombre montre la puissance. Mais chez les juifs, dit-il, un tel décompte est bien dangereux!

Nous sommes un peuple minuscule, 0,02% de la population mondiale! Pas de quoi y puiser de la force. Et encore moins, impressionner les autres. Si on devait mesurer notre puissance à l’aune des chiffres, le compte serait vite fait! 

« Alors, comment mesurer la force du peuple juif? »  écrit-t-il. « A mes yeux, la réponse de la Torah est d’une beauté stupéfiante! Demande aux juifs de donner, puis compte leurs dons. En matière de chiffres, nous sommes petits, mais en terme de contribution à la civilisation humaine, nous sommes puissants ! » 

Et de dénombrer: « Pensez aux grands acteurs de la pensée moderne: en physique, Einstein; en philosophie, Wittgenstein; en sociologie; Durkheim, en anthropologie, Levi-Strauss; en psychiatrie, Freud; en économie, toute une liste de penseurs novateurs, de David Ricardo à Milton Friedman, d’Allan Greenspan à Joseph Stiglitz (et 40% des Prix Nobel d’Economie); en littérature, citons Kafka, Agnon et Bashevis-Singer; en musique, les compositeurs classiques Malher et Schonberg et les compositeurs populaires Irving Berlin et Georges Gershwin, sans compter les virtuoses, solistes et chefs d’orchestre. 52% des récipiendaires du Prix Nobel de Médecine sont des juifs…  »

La liste est bien trop longue pour la reprendre ici, et le Rabbin Sacks poursuit son évocation des contributions exceptionnelles du judaïsme à l’humanité… Il ne s’agit pas de s’auto-congratuler ou de se remonter le moral, ni de convaincre ceux qui sont déjà convaincus. Moins encore de chercher à démontrer la justification de notre présence sur Terre à ceux qui voudraient nous en éradiquer. 

Mais je voudrais quand même mettre en lumière un autre recensement qui a été fait cette semaine et qui, même s’il est loin d’être exhaustif, a le mérite, au moins, pour nous, juifs de France, de nous rappeler qui nous sommes et en quoi nous comptons… 

Nous n’allons pas encore énumérer les grands penseurs, médecins, scientifiques, artistes, hommes politiques juifs français  dont la contribution à notre pays n’est pas à démontrer… Mais plutôt, revenons au coeur de notre identité. Voici donc ce que le Président Emmanuel Macron a rappelé dans son discours au Dîner du Crif cette semaine: 

« La France doit tant à celles et ceux qui l’ont ainsi construite, pas à pas, lui ont appris l’universel, lui ont donné ce visage. Mais ce qu’ignorent encore trop de nos concitoyens, dans notre pays, c’est que depuis des siècles et des siècles, de grands Juifs, de grands commentateurs des textes sacrés, ont été en France, qui ont dit tant de ces textes, et sont connus à travers le monde, que les plus grands commentateurs de la Bible et du Talmud, juifs, ont été dans tous nos villages, et ont rendu parfois ces villages célèbres à ceux qui n’ont jamais mis le pied en France.

« Eliezer de Touques, Samuel Ben Salomon de Falaise, Sim’ha de Vitry en Moselle, Samson ben Isaac de Chinon, Moïse d’Evreux, Perez Ben Elia de Corbeil, Moïse de Coucy, Isaac Ben Samuel de Dampierre, Samson de Sens, Eliachim de Chalons, Jacob de Pont-Audemer, Matatia d’Avallon, Salomon de Château-Landon, Meshoulam Ben Nathan de Melun, Eliezer Ben Samuel de Metz, Joseph Tobelem BONFILS de Limoges, Hayim Ben Isaac de La Rochelle, Menahem Ben Salomon Méiri de Perpignan, Jacob Ben Makir de Montpellier, Aaron Ben Perez, d’Avignon, Abraham Ben David, de Narbonne, tant et tant de noms connus à travers le monde, parce qu’ils ont dit quelque chose de la Bible, parce qu’ils ont apporté à la connaissance universelle. Ils étaient de ces villages et de ces villes qui sont notre pays.

« Alors, quand j’entends comme vous « nous sommes chez nous », dit par certains, qui voudraient que ceux-là n’en soient pas, regardez notre histoire en face, pour tout ce qu’elle est. L’Histoire de France est belle, de ses universels croisés, de ses Juifs venus du bout du monde pour aimer notre pays, tomber pour lui et le faire accéder à l’universel, et de tous ses Français, qui ont voulu prendre, aimer et porter une religion, parce qu’on pouvait la porter librement et avec fierté dans notre pays.

« C’est cela, l’histoire des Juifs et de la France, bien avant la République, bien avant même, qu’on commence à parler de la France. C’est cela, ce que nous sommes. »

Entendre cette liste de grands sages, commentateurs de la Torah, du Talmud, décisionnaires de la Hala’ha, dont les noms apparaissent dans toutes les pages des bibliothèques juives, récités par le Président m’a un peu coupé le souffle. Ce sont toutes les régions de France qui sont représentées ici, sur des siècles de production intellectuelle. Ce sont des villages que personne ne connait, pas même nous, français, et que les érudits qui se penchent sur leurs commentaires font revivre quotidiennement… 

Alors j’ai eu envie de m’arrêter sur quelques uns de ses grands hommes de notre peuple que le Président a évoqués. Et parce que nous sommes juifs et parce que nous sommes français, nous devrions en être encore plus fiers: 

Joseph Tobelem Bonfils de Limoges: on estime qu’il vécut entre 980 et 1050. originaire de Provence, il a dirigé les communautés de Limoges et d’Anjou. On s’adressait à lui pour résoudre les questions Hala’hiques, à une époque où aucun code de Lois n’avait été compilé et ses décisions sont rapportées par Rashi et Rabbénou Tam. Il est l’auteur d’un recueil d’actes juridiques, le Seder Tikoun Shtarot.

Sim’ha de Vitry:  Rabbi Sim’ha de Vitry était l’élève de Rashi. Il vécut au XIème siècle à Vitry (dans la Marne)  et compila le Ma’hzor Vitry, un des plus anciens Siddourim. Ce Ma’hzor, comporte les prières fixées à l’époque d’Amram Gaon, des instructions de Rashi, des Lois de la Prière; C’est un des principaux ancêtres de nos Siddourim actuels… 

Eliezer de Touques: Rabbi Eliezer de Touques vécut donc à Touques (Normandie) dans la seconde moitié du XIIIe siècle; il est un des derniers tossafistes et un des compilateurs les plus importants des Tossafot telles qu’elles apparaissent dans nos éditions du Talmud. 

Meshoulam ben Nethan de Melun: né à Narbonne en 1120,  il vécut à Melun et eut des échanges polémiques avec Rabbénou Tam. Il est connu pour l’indépendance de son opinion en matière de Hala’ha. 

Isaac ben Samuel de Dampierre: c’est un tossafiste français du XIIe siècle qui vécut à Dampierre (Aube), neveu de Rabbénou Tam, arrière petit-fils de Rashi et petit-fils de Rabbi Sim’ha de Vitry. On l’appelle aussi le Ri. Le Ri accompagne Rabbénou Tam une grande partie de sa vie et se range souvent derrière son opinion. Le Ri est aussi versé dans l’exégèse mystique de la Torah et entretient des correspondances avec des maîtres du Sud de la France. 

Moïse de Coucy: c’est un tossafiste du XIIème siècle. Il participa au procès du Talmud à Paris au côté de Rabbi Yehiel de Paris devant le roi Saint-Louis en 1240, controverse qui l’opposa à l’apostat Nicolas Donin et se solda par le brûlement du Talmud en place publique… Moïse de Coucy entreprit un périple qui le mena en Espagne et en Provence où ses discours renforcèrent le moral et foi de ses frères. L’histoire d’un des membres de sa famille, Rabbi Chimchon de Coucy, Tossafiste qui traversa bien des périples à l’époque des Croisades, est romancée dans un ouvrage du grand auteur juif allemand du XIXè siècle, Marcus Lehmann que je vous recommande pour vous plonger dans cette période: http://www.kehot.fr/recits/23-deux-ames-juives.html?search_query=deux+ames&results=3

Samson ben Isaac de Chinon: appelé aussi Maharchak; commentateur biblique, tossafiste. Il vécut à Chinon (en Indre et Loire), et est l’auteur d’un ouvrage sur les Principes du Talmud. 

Abraham ben David de Narbonne ou de Posquières: on l’appelle Raavad et s’il est né à Narbonne en 1120, il vécut à Posquières. Il est incontournable de l’étude de Maimonide, un de ses principaux contradicteurs dont les notes sont éditées dans les ouvrages de Maimonide. C’est un Talmudiste et un hala’histe, auteur de commentaires brillants. Il fut aussi un des acteurs majeurs de la Kabbala médiévale. 

Menahem ben Salomon Haméiri (1249-1315): connu aussi sous le nom de Don Vidal de Perpignan. Membre éminent des Sages de Provence,  il est si incontournable dans l’étude de la Mishna et du Talmud qu’on l’appelle Haméiri tout simplement… Auteur de plusieurs ouvrages dont le plus fameux est le Beth Habe’hira qui résume les problématiques talmudiques avec une forte influence de Maimonide et une retrospective des opinions de ses prédécesseurs…

Jacob ben Makhir (XIIIè siècle, Marseille-Montpellier) : c’est un membre des Tibbonides,  la grande famille de traducteurs du Moyen-Age. Astronaute et traducteur d’ouvrages scientifiques de l’arabe à l’hébreu, les auteurs latins le nomment Profatius Judaeius… Il est aussi l’auteur de deux ouvrages: une description de la fabrication et de l’utilisation d’un instrument astronomique appelé l’Astrolabe-quandrant (manuscrit conservé à la BNF (MS. n° 1054) et des tables astronomiques conçues en vue d’un almanach universel (manuscrit conservé à la Bibliothèque de Munich). Ces travaux ont connu plusieurs traductions en latin, fortement réputées. Elles ont été utilisées entre autres par Copernic…

On pourrait continuer longtemps, et je vous engage à en chercher plus sur tous ces personnages dont la vie et le génie sont un patrimoine qui peut nous inspirer. 

Si ce bref aperçu de la contribution des juifs à la France et à l’humanité ne convaincra certainement pas les antisémites, il peut peut-être, comme le relève justement le Rabbin Sacks, nous renforcer dans une conviction:

Face aux fantasmes et aux fake-news dont se nourrit la haine à notre égard, lorsque l’actualité nous rappelle à quel point nous sommes une minorité parmi les minorités, alors que le compte pourrait nous desservir, le défi que nous propose la Paracha n’est pas de compter combien nous sommes mais bien, de se demander en quoi nous pouvons compter?  

Et là, c’est toute une histoire de don, de contribution, de construction. Toute l’histoire du peuple d’Israël depuis qu’il existe.

« La France doit tant à celles et ceux qui l’ont ainsi construite, pas à pas, lui ont appris l’universel, lui ont donné ce visage… » (Emmanuel Macron)

A propos...

Sarah Weizman

2 commentaire(s)

  •  » Ce sont des villages que personne ne connait, pas même nous, français… » Perpignan, Marseille, Limoges… des « villages » ? Même Coucy ou Chinon (où 160 juifs furent massacrés en 1321) ne sont pas d’obscures bourgades.
    Cordial shalom.
    P. PINTA

    • Merci pour votre commentaire…
      Vous avez bien raison, il ne s’agit pas pour tous ces lieux de villages, et en l’écrivant ainsi, je pensais surtout aux endroits les moins connus cités par le Président. Mais vous avez relevé à juste titre mon imprécision!

Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

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