Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

Vayichla’h 5779 / Black Friday: entre le « beaucoup » et le « tout »

V

Aujourd’hui, Black Friday. Impossible d’y échapper, ma boîte mail et mon téléphone sont saturés d’invitations, voire même d’exhortations à ne pas passer à côté de toutes les bonnes affaires…

Il y a quelques années, cette grande fête de la consommation était encore une curiosité américaine qui motivait d’ailleurs certains addicts du shopping à faire le voyage à New York (avec une valise vide bien entendu!) mais la toile ayant aboli toutes les frontières, le Black Friday est devenu un jour de soldes planétaire, le monde réel s’alignant sur le virtuel… Et l’invasion de ce « marketing de l’urgence » nous met dans un état trouble, où on se dit qu’on est trop intelligent pour tomber dans le piège que nous tendent les messages commerciaux en même temps qu’on se sent obligé de succomber à la frénésie acheteuse environnante… Si bien que des associations ou des consommateurs excédés organisent un Contre-Black Friday pour résister à l’invasion du consumérisme à l’américaine, qui n’est, entre nous, qu’un épisode marketing parmi les maintes opérations de séduction du consommateur auxquelles nous sommes en permanence exposées…

Quel rapport avec la Paracha, me direz-vous? Et bien, je dirais que c’est une des questions clés de notre Paracha… Vayichla’h est d’une intensité exceptionnelle, il s’y cristallise tant de positions qui vont se répercuter dans l’Histoire… Yaakov, qui s’était enfui de Canaan à cause de la menace de son frère Essav, revient au bout de 34 ans. C’est une rencontre à haut risque que nous décrit notre Paracha, entre un Essav dont la haine est restée intacte et Yaakov, qui fait tout pour apaiser son frère et se prépare à toute eventualité. La tension, que le lecteur du texte ressent avec acuité tant la Torah s’emploie à nous décrire les préparatifs de Yaakov en détail, atteint son point culminant au moment de la rencontre. Une rencontre de deux frères qui ne sont pas que des frères mais, comme nous l’avait annoncé le Texte à la Paracha Toldot, des nations en puissance.

Cette rencontre les dépasse donc, et ce qui s’y échange met en lumière les points de convergence et de divergence entre les deux approches civilisationnelles.

Deux moments du dialogue des deux frères sont révélateurs du système de valeurs qui les meut, et c’est sur quoi je voudrai m’arrêter. 

On sait que Yaakov, pour amadouer son frère, lui fait parvenir des cadeaux. Alors qu’ils se retrouvent, Essav, adouci, veut refuser les cadeaux et dit à son frère: « J’ai BEAUCOUP; mon frère, garde ce que tu as » (Bereshit, XXXIII, 9). Yaakov insiste pour qu’il prenne les cadeaux: « Reçois donc le présent que de ma part on t’a offert, puisque D.ieu m’a favorisé et que j’ai TOUT » (Bereshit XXXIII, 11). 

Rashi relève immédiatement ce qui différencie les deux frères: « Et que j’ai tout: Tout ce dont j’ai besoin… Tandis que Essav a proclamé orgueilleusement : « J’ai beaucoup ! » (verset 9), beaucoup plus que ce dont j’ai besoin. »

Yaakov se sent comblé parce que ce qu’il possède comble tous ses besoins. Il en est heureux et proclame qu’il a donc « tout ». Essav, lui, a un rapport différent à la possession. Pour Rashi, sa richesse lui permet d’exister; il s’en vante, il en est orgueilleux, il doit dire qu’il a beaucoup plus que nécessaire. C’est le choc de la discrétion face au bling-bling. Ce besoin d’étaler sa richesse crée une insatisfaction structurelle chez Essav. Il a plus que ce qui lui est nécessaire, c’est certes « beaucoup », mais le Kli Yakar note que ce n’est pas « tout ». Essav est fier de ce qu’il a, mais sous entend qu’il lui reste beaucoup à acquérir, c’est un insatisfait permanent. 

Le Or ha’Haim note que la déclaration de Yaakov ici va au-delà de la simple discussion entre deux frères qui se racontent leur réussite matérielle, mais que le mot « kol », « tout » employé par Yaakov renvoie à la sainteté. Et la sainteté a cela de particulier que lorsqu’un homme en est emprunt, le fait de la partager avec d’autres ne le laisse pas démuni; un peu comme la flamme d’une bougie qui ne s’affaiblit pas si d’autres mèches sont allumées à partir d’elle. Yaakov met donc en avant que son « bien » à lui est immatériel:  c’est la Kedoucha, la sainteté, une spiritualité qui le comble et qui se donne sans risque d’appauvrissement. 

Au moment de se quitter, Essav propose à Yaakov qu’ils fassent route ensemble. Mais Yaakov, qui n’est pas complètement en confiance, refuse gentiment en lui disant: 

« Que mon seigneur veuille passer devant son serviteur; moi, je me dirigerai lentement, selon le rythme du travail qui m’accompagne et selon le pas des enfants, jusqu’à ce que je rejoigne mon seigneur à Séir ».  

Rashi lit tout ce passage comme une discussion sur la route historique qu’empruntent à ce moment Yaakov et Essav. Essav ne précise pas où il veut aller, il veut juste faire le trajet avec Yaakov. Mais Yaakov sait qu’ils se retrouveront à Séir, dans un lointain futur: à l’époque du Messie (Beréchith raba 78, 14), ainsi qu’il est écrit : « des libérateurs monteront sur la montagne de Tsion, pour se faire les justiciers du mont de Essav [Séir] » (‘Ovadya I, 21). A la suggestion d’Essav qui propose une communauté de cheminement, Yaakov expose les raisons pour lesquelles c’est impossible: Essav veut aller vite, il est accompagné de guerriers. Et même s’il propose de régler son pas sur celui de son frère, sa nature impatiente prendra le dessus. Essav, c’est celui qui veut tout, tout de suite. Il a été prêt à vendre son droit d’ainesse pour un repas chaud, parce qu’il avait faim et que c’était juste prêt, c’est tout dire… Yaakov, lui, se met au rythme du « travail », de ses troupeaux qu’il faut mener délicatement, et des « enfants ». Une vie laborieuse, une vie de famille. 

Il faut dire que juste avant, Yaakov a rencontré l’Ange, il s’est battu contre lui et a reçu le nom d’Israël. Il n’a plus besoin forcement de passer par des chemins tortueux pour atteindre son but, Israël venant de Yachar, « droit », il va droit au but. Mais il a été blessé par l’Ange, il est devenu boiteux. Il doit aller à son rythme… 

Et son rythme, le rythme du « travail », nous disent les Sages, c’est le Chabbat, les Fêtes, l’étude de la Torah, les « enfants », c’est l’investissement que demande la vie de famille, l’éducation. Essav est un fonceur, il se projette dans le futur, il est dans l’action permanente. Mais il ne sait pas particulièrement où il va. Yaakov se « hâte lentement », il doit marquer des temps d’arrêt, ceux que la vie juive exige, cela ralentit considérablement… 

A l’ère de l’autoroute de l’information, de l’exigence de la satisfaction immédiate des désirs, de l’obligation d’une disponibilité immédiate, les valeurs essaviques s’opposent à ce que Yaakov incarne. Face à la civilisation de la projection, de la vitesse et de la fuite en avant, du toujours plus, toujours plus vite, toujours plus loin, face au marketing de l’urgence qui nous fait acheter tout et n’importe quoi et surtout pas ce dont nous avons besoin, la réponse, celle de Yaakov à Essav, c’est que l’essentiel ce sont les enfants et le travail, la transmission et la construction lente et sure, dans le temps et dans la profondeur. C’est ce qui donne de la saveur à nos possessions et nous procure une véritable satisfaction.

Parler avec son enfant, créer une atmosphère propice à l’échange et à la transmission, vivre pleinement une vie de sainteté projetée vers l’avenir mais sans se perdre en cours de route demande de savoir prendre le temps, d’avoir la patience de comprendre. Et les pauses que nous impose le calendrier juif créent les conditions idéales pour ne pas perdre de vue l’essentiel et nous connecter à nos vraies valeurs. 

« Les choses les plus précieuses ne sont pas celles qu’on achète » a dit Albert Einstein. C’est le message subliminal que Yaakov fait passer à sa descendance.

Alors si le Black Friday est peut être l’occasion de faire de bonnes affaires, vendredi, c’est quand même le jour où on se prépare à Chabbat. La Paracha nous invite à nous concentrer sur l’essentiel qui est, lui, source de bonheur…  Les Soldes attendront!

Et comme maintenant, ce n’est plus Black Friday mais c’est presque toute la semaine qui devient Black, on aura tout le temps de faire passer nos comptes dans le rouge… Ou pas? 

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Sarah Weizman

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