Un petit mot sur la Paracha לעילוי נשמת אבי מורי ראובן בן איסר ע״ה ישראליוויטש

Vaéra 5780/ Le coeur du pouvoir…ou le pouvoir du coeur!

V

Hier, tous les dirigeants de la planète se sont retrouvés à Jérusalem pour se souvenir de la Shoah et pour proclamer: « Plus jamais ça! ». Hier, des rois, des présidents, des chefs de gouvernement, se sont retournés sur une histoire passée pas si lointaine, et peut-être, ont-ils pris conscience de leur responsabilité, aujourd’hui, face à l’Histoire future… Ça nous bouleverse en même temps que ça nous laisse dubitatifs en tant que juifs… Je ne veux pas ici m’attarder sur les symboles et les messages et les analyses; d’autres sont plus compétents sur le sujet… Mais je ne peux m’empêcher, comme d’habitude, de voir de multiples échos de la Paracha de cette semaine dans cette actualité si puissante.

Nous sommes à Vaéra et depuis la semaine dernière, nous avons rencontré le premier persécuteur du peuple d’Israël de l’Histoire, celui qui mit en place un système d’oppression et d’anéantissement de nos ancêtres dont le mécanisme est précurseur de toutes les persécutions à suivre dans nos annales… L’exil égyptien est le prototype de tous les exils qui suivront, et nous pourrions, à la suite de nombreux commentateurs dont Rav Shimshon Rephael Hirsch, pour ne citer que l’un des plus analytiques d’entre eux, décrypter toutes les phases de la conception et de la réalisation de l’entreprise de destruction massive que Pharaon organisa pour arriver à une Solution Finale au problème hébreu… 

Pour cette fois, ce ne sera pas mon propos. Ici, et puisque l’actualité de cette semaine, entre Davos et Jérusalem a mis le focus sur les dirigeants, nous allons nous intéresser au dirigeant que fut Pharaon et surtout, à ses histoires de coeur. Je n’ai pas eu accès à la presse people de l’époque et je suis sure qu’elle devait exister, mais la Torah s’intéresse beaucoup au coeur de Pharaon. Une vingtaine de fois (rien que ça!), elle prend le temps de nous donner les résultats de son electrocardiogramme pour nous dire que son coeur est dur. L’enjeu de la libération du peuple d’Israel est donc dépendant du coeur de Pharaon, et, comme bien des dictateurs après lui, il a un coeur de pierre. 

Or, ce qui nous intrigue, c’est qu’il semble qu’il y a une évolution dans cet endurcissement. Prenez le temps de lire le texte et vous verrez que les termes qui décrivent cette dureté sont différents. L’évolution la plus notable, c’est que nous voyons qu’après chacune des cinq premières plaies qui s’abattent sur son pays dans Vaéra, c’est lui qui endurcit son coeur. 

Après la plaie du Sang: « Le coeur de Pharaon s’endurcit, il ne les écouta pas… » Chemot VII, 22), après les Grenouilles, « Son coeur s’alourdit «  (VIII, 11), après les Bêtes Sauvages, « Pharaon endurcit son coeur aussi cette fois là » (VIII, 28). 

Mais par la suite, son coeur n’est plus entre ses mains si l’on peut dire. Ce n’est plus lui qui endurcit son coeur mais D.ieu qui le fait. Ainsi après la plaie des Ulcères, « L’Eternel endurcit le coeur de Pharaon et il ne les écouta point » (Chemot IX, 12), et suite à la Grêle qui avait ravagé l’Egypte, « D.ieu dit à Moché: Va vers Pharaon car Moi, J’ai endurci son coeur et le coeur de ses serviteurs » (X, 1). Ou encore, en annonçant la dernière les 10 plaies, D.ieu prévient « J’endurcirai le coeur de Pharaon et il les poursuivra » (XIV, 4)… 

Quid du libre-arbitre?

Donc au début, Pharaon est maître de ses décisions. Puis, en quelque sorte, c’est D.ieu qui prend la main et il ne devient qu’un pantin, dont le coeur est rendu hermétique à tout changement… 

Ce qui fait bondir tous les commentateurs qui crient en choeur: que peut-on reprocher à Pharaon si il se retrouvait dépossédé de son libre arbitre? Si D.ieu, de manière implacable, le maintient dans sa voie négative et ne lui laisse pas la liberté de faire Techouva, pourquoi mériterait-il la moindre punition? 

Cette question est une problématique fondamentale dans le judaïsme, surtout si on pose en préambule que D.ieu a fixé comme règle immuable dans le monde que les hommes disposent du libre-arbitre, et que c’est pour cela qu’ils sont responsables de leurs actes. 

En fait, la question se fait encore plus puissante quand on constate que cette évolution était prévue depuis le départ et même annoncée par D.ieu avant même que Moché arrive en Egypte, dans la Paracha de la semaine dernière: 

« L’Éternel dit à Moïse: « Maintenant que tu te disposes à rentrer en Egypte, sache que tous les miracles dont je t’aurai chargé, tu les accompliras devant Pharaon mais moi je laisserai s’endurcir son cœur et il ne renverra point le peuple. »

Chemot IV, 21 

Sachant cela, comment comprendre tout le processus de Libération qui va prendre quasiment un an, ces allers-retours de Moché pour rencontrer Pharaon et lui porter la parole divine, ces négociations incessantes entre les plaies, qui chacune s’étend sur un mois entre la période d’avertissement et sa survenue? Est-ce un jeu illusoire dans lequel tout serait joué d’avance?! Pharaon était-il un interlocuteur en possession de tous ses moyens?

J’ai entendu et lu plusieurs analyses cette semaine sur cette question, et voici quelques axes que nous pouvons explorer…

En premier lieu, Rashi, s’attachant à l’évolution littérale du texte, pointe qu’après que Pharaon a endurci son coeur à 5 reprises, que à 5 reprises il est resté sourd à la souffrance de son peuple et aveugle à la démonstration que D.ieu lui a fait, qu’il s’est employé de toutes ses forces à blinder son coeur et à rester insensible, la punition divine sera justement d’endurcir son coeur. Les cinq fois suivantes, il n’en aura plus la maîtrise: tu as voulu endurcir ton coeur, par une sorte de Mida keneged Mida, mesure pour mesure, la punition viendra sur ce point particulier: il sera tellement dur que tu n’auras pas la possibilité de t’assouplir…

On retrouve ici un principe de base, notamment développé dans la ’Hassidout: reprenant l’adage de Pirké Avot disant qu’ « une bonne action en entraîne une autre et une mauvaise action entraîne une autre mauvaise action », les cercles vertueux ou vicieux dans lesquels nous sommes entraînés sont en quelque sorte les conséquences de nos choix initiaux. En fait, la liberté, qui est franche et entière au départ, est un cadeau qui s’amenuise et se fane avec le temps. Elle n’est pas un don inaliénable. Ainsi pour le Baal Hatanya, (Likouté Amarim Chap. 17), pour celui qui est complètement impie,  » les Sages déclarent que « les méchants, sont sous l’emprise de leur coeur », leur coeur n’est d’aucune manière contrôlé par eux. C’est là leur châtiment pour l’énormité et la puissance de leur pêché… » Il y a un moment où, devenu dépendant des conséquences de ses choix et l’ « habitude devenant une seconde nature », retrouver sa liberté demande à l’individu une force extraordinaire, parfois même, impossible à trouver en lui naturellement. Un combat contre une addiction qui nécessite une force surhumaine…

Ce qui nous mène vers la deuxième option, une idée que j’ai lue il y a quelques années dans des analyses du Rav Ari D. Kahn sur la Paracha,  Explorations, toujours brillantes et disruptives… Reprenant l’argument de Resh Lakish dans le Midrash qui rejoint notre première option, c’est à dire que la suppression du libre-arbitre pour les 5 dernières plaies est déjà la punition pour ce que Pharaon a fait avant,  « Quand D.ieu avertit un homme une première fois, une deuxième puis une troisième et qu’il ne se repent toujours pas, alors D.ieu ferme son coeur au repentir afin qu’Il le punisse selon ses péchés. Il en était de même avec Pharaon l’impie… » (Midrash Rabba, Chemot, 13, 3), le Rav Kahn la confronte à une autre affirmation du Midrash Rabba: « J’endurcirai son coeur…afin que Je puisse les châtier pour leurs fautes » (5, 7). « Dans ce second Midrash, lorsque Dieu endurcit le coeur de Pharaon, ce n’est pas la punition en soi, mais une étape indispensable pour rendre possible la punition. D.ieu ne peut punir l’Homme que s’il s’agit d’un homme libre, que s’il dispose de son libre arbitre. En endurcissant le coeur de Pharaon, D.ieu ne le prive pas de son libre-arbitre, bien au contraire, il le rétablit! » (Explorations, Chemot, p.40) 

Cette idée est la réponse que donnent le Sforno ainsi que Rabbi Yossef Albo dans le Sefer ha-Ikarim, à savoir que devant la force des prodiges et des plaies que Hachem assène à l’Egypte, Pharaon ne pouvait que s’incliner. Même le plus grand despote, face aux bouleversements que subit l’Egypte, ne peut que céder et juste supplier les hébreux de partir… Hachem renforce donc le coeur de Pharaon pour qu’il soit en pleine possession de ses moyens, et que du haut de sa puissance, il décide de faire Techouva. Ou de continuer d’oppresser les hébreux, et donc mériter les punitions qui vont advenir… 

La pesée du coeur

Le Rav Jonathan Sacks, dans son Sig vaSia’h de cette semaine, nous transporte vers d’autres horizons,  et je dois dire que son analyse fut pour moi une découverte inédite. Je me permets de reprendre ses mots:  

« Les égyptiens, Pharaon en particulier, étaient extrêmement préoccupés par la mort. Leur rituels funéraires étaient très élaborés et servaient à préparer une personne pour la vie après la mort. Les tombes des Pharaons étaient des plus luxueuses. Celle de Toutankhamon, découverte en 1922, en est un exemple flagrant. L’une des œuvres littéraires les plus connues de l’Égypte ancienne s’intitule le Livre des morts. (…) Il y a cependant un aspect notable de la croyance égyptienne qui nous ouvre une toute nouvelle perspective quant à l’appréhension du cœur de Pharaon. Selon les mythes égyptiens, le défunt se fait juger afin qu’on détermine s’il est indigne ou s’il mérite de profiter de la vie après la mort à Ialou, le Champ de Roseaux, là où les âmes vivent dans un plaisir absolu pour l’éternité. Les Égyptiens croyaient que l’âme réside dans le cœur, et que le “procès” reposait sur la cérémonie nommée “la pesée du cœur”. Les autres organes étaient retirés après la mort, mais on laissait le cœur parce qu’il était nécessaire pour le “procès”. Une plume se tenait sur un côté de la balance. Sur l’autre, le cœur. Si le cœur était aussi léger que la plume, le défunt continuerait jusqu’à Ialou, mais s’il était plus lourd, il se faisait dévorer par la déesse Ammit (la forme combinée d’un lion, d’un hippopotame et d’un crocodile), et son propriétaire était condamné à vivre à Douât, le monde d’en-bas. Une illustration sur papyrus dans le Livre des morts décrit cette cérémonie qui se déroulait dans le Couloir des Deux Vérités, dirigé par Anubis, le dieu égyptien de la mort. Il s’avère que la racine k-v-d, “alourdir”, aurait eu un sens très spécifique pour les égyptiens à l’époque. Cela voudrait dire que le cœur de Pharaon était devenu plus lourd qu’une plume. Il échouerait la cérémonie et se verrait donc refuser ce qui comptait le plus pour lui, soit de rejoindre les dieux dans la vie après la mort. 

« Et personne n’aurait douté des raisons qui appelleraient un tel verdict. La plume représentait le Maât, la valeur au centre de la croyance égyptienne qui comprenait des concepts tels que la vérité, l’équité, l’ordre, l’harmonie, la justice, la morale et la loi. Ça n’était pas fondamental que dans la culture égyptienne. Pharaon était chargé de s’assurer qu’elle fût respectée en tout temps. Il s’agit là d’un principe égyptien qui prédominait plus de mille ans avant l’Exode, comme cela a été attesté par des textes retrouvés dans des pyramides datant du troisième millénaire avant l’ère vulgaire. Maât signifie l’ordre cosmique. Son absence a permis au chaos de s’introduire. Un Pharaon dont le cœur était devenu plus lourd qu’une plume de Maât mettait non seulement sa propre vie en danger, mais également celle de tout le peuple qu’il avait dirigé avec désordre et confusion. (…) 

Si l’alourdissement du cœur de Pharaon est une allusion à la cérémonie du pesage du cœur, cela nous permet de comprendre l’histoire d’une toute autre manière. 

D’abord, cela signifie que cet aspect concerne à la fois les égyptiens et les israélites, et même l’humanité toute entière. La Torah nous révèle à trois reprises que l’objectif des prodiges et des miracles était que “les Égyptiens reconnaissent que je suis l’Éternel” (Exode 7, 5). Cela représente le fondement du monothéisme. L’idée n’est pas que les israélites on leur D.ieu, et les égyptiens leur panthéon, mais plutôt qu’il y a un souverain unique qui gère l’univers. 

Cela représente la raison d’être d’au moins trois plaies : la première, dirigée contre Hâpy, le dieu du Nil, le deuxième, les grenouilles, contre Isis, la déesse égyptienne de la fertilité et des naissances, représentée sous forme de grenouille, et la neuvième plaie, celle de la noirceur, dirigée contre Râ, le dieu du soleil. Le message des trois plaies devait être clair pour les égyptiens : il existe une puissance bien plus grande que celles que l’on a vénérées jusqu’à maintenant. Le D.ieu d’Israël est le D.ieu du monde et celui de toute l’humanité. 

« La religion d’Israël ne cherche pas à être la religion de toute l’humanité. Hachem ne sous-entend nulle part qu’Il cherche à ce que les égyptiens adoptent les pratiques religieuses des Israélites. L’objectif est tout autre. La religion est l’exclusivité d’IsraëlLa moralité est universelle. Si le récit de l’endurcissement du cœur de Pharaon fait allusion au Livre des Morts, alors le récit de l’Exode n’est pas uniquement un compte rendu d’un point de vue israélite. Il nous révèle que certaines choses sont mauvaises, peu importe qui les commet et contre qui elles sont commises. Elles sont mauvaises y compris selon les codes égyptiens. Ce fut le cas par exemple lorsque Pharaon a décidé de tuer tous les premiers-nés mâles juifs. Cela représentait un manquement impardonnable contre le Maât

« La justice est universelle. Telle est la devise que la Torah promeut… » ( Rabbin Jonathan Sacks, Sig va-Sia’h 5780)

En définitive, D.ieu ne veut pas que son peuple parte en catimini, ni de manière soudaine. Tout cela va durer une année. Hachem prend tout ce temps pour accomplir Sa promesse aux Patriarches  parce que cet événement ne doit pas seulement transformer les hébreux mais aussi l’Egypte. Le passage des juifs dans une terre d’Exil est certainement conforme au dessein divin. Il les construit assurément; mais il a aussi une vocation transformative pour la terre et le peuple au milieu duquel ils ont vécu. Et le coeur de Pharaon est justement celui par lequel cette transformation peut advenir. Une approche résolument optimiste dans la nature humaine, portée par le Rabbi de Loubavitch (Likouté Sihot, Vol. VI, p.65) qui, se fondant sur un enseignement du Baal Hatanya dans Igueret Hatechouva, explique: « Même ceux à propos desquels il est dit « qu’on ne leur donne pas l’occasion de faire Techouva », cela signifie seulement qu’on ne les aide pas à se repentir, mais il est évident qu’ils ont toujours la liberté de choisir de se repentir, et s’ils font du « forcing », on accepte leur Techouva. C’est pourquoi, même après que D.ieu a renforcé le coeur de Pharaon, et qu’Il a proclamé « J’ai endurci son coeur », Moché est encore et toujours envoyé pour l’avertir et l’éveiller au repentir »…  

En fait, Hachem ne désespère jamais de l’humain, et Il lui donne toujours les outils de sa liberté. En le renforçant et en le confrontant à des personnes ou des situations qui peuvent éveiller sa conscience.

La question de la responsabilité de l’individu, qu’il soit une pièce du rouage, un citoyen anonyme, un laissé-pour-compte de la société ou le plus puissant dirigeant, face à des choix politiquement ou humainement intenables nous suit donc; depuis le Pharaon de Vaéra jusqu’à tous les dictateurs de l’Histoire, en passant par les débats qui ont secoué le procès d’Eichmann en 1961 sur la banalité du mal ou le tueur de Sarah Halimi que la justice dispense d’un procès pour cause d’irresponsabilité… Et la réponse du judaïsme est justement que D.ieu fait tout pour rétablir l’homme dans son libre-arbitre; que si ce droit est inaliénable, il peut être altéré par des choix qui font perdre à l’homme sa qualité d’être intrinsèquement libre; mais qu’en dépit de tout, il y a toujours un Moché qui vient frapper à la porte du coeur le plus blindé pour l’appeler à revenir à sa condition d’homme, à retrouver sa liberté, et à faire Techouva… Et ce pouvoir reste toujours au coeur de l’humain…

Chabbat Chalom!

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Sarah Weizman

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